Je n’étais pas sûre d’avoir envie d’y aller. Sept heures de voiture dans la journée, pour rester deux heures sur place tout au plus. Un site bien sûr réputé, une image gravée dans l’inconscient collectif comme un symbole de l’Egypte, à côté des pyramides et du Sphinx. Mais comme je vous le disais hier, après avoir visité moult temples, tous plus incroyables les uns que les autres, j’avais la sensation d’être arrivée à ce point où une vieille pierre ressemble… à une vieille pierre. Mais nous avions pris l’option Abu Simbel et quitte à avoir le cafard de quitter le Sudan après cinq jours de pure félicité hors du temps, autant ne pas réfléchir et monter dans cette voiture à l’aube, sans se retourner. (Oui, on est comme ça, nous).
Très vite après la sortie d’Assouan, le désert. De roche d’abord, de sable ensuite, devenant rose avec les premiers rayons du soleil, pour tendre ensuite vers un ocre clair. Ici, point ou peu de dunes, mais des pyramides qu’on pourrait croire de la main de l’homme alors qu’elles ne doivent leur existence qu’au vent et à l’érosion. Un paysage de science fiction, hostile tant la chaleur y est violente. Une seule route, récemment regoudronnée. Ambiance Bagdad café assurée. Après deux heures à dormir en toute élégance (FAUX, mes propres ronflements me réveillaient régulièrement), nous nous sommes arrêtés pour boire un café. Et là, c’est drôle comme ce ne sont jamais les lieux auxquels tu t’attends qui te prennent aux tripes, mais cette “aire” d’autoroute, en réalité une sorte de paillotte au carrelage en terrazo, ouverte aux quatre vents, vieux fauteuils recouverts de couvertures qui ressemblaient à des tapis, m’a transportée peut-être plus loin que tout ce que j’avais vu jusque là. C’est idiot, je sais, mais il y régnait une atmosphère étrange, de ces endroits où l’on ne s’arrête que parce qu’on y est obligé mais qui pourtant t’invitent à y rester plus longtemps que prévu. J’ai fait durer le thé, prétendant qu’il était encore trop chaud, pour grapiller quelques minutes de plus dans cette chaleur encore tolérable du petit matin. Derrière moi, un couple discutait comme dans un café, comme s’ils étaient venus exprès, à des heures de toute vie urbaine. Et puis ce petit chat, différent de ses congénères efflanqués qui pullulent en Egypte. Un bébé Maine coon aux oreilles pointues et à la bouille adorable, se battant contre des ennemis imaginaires et vivant sa vie de chaton comme si le désert n’existait pas. Je ne sais pas, c’était comme si dans cet endroit qui aurait pu n’être qu’un lieu d’aisance, quelqu’un avait décidé que certes il n’y avait pas besoin d’en faire des caisses compte-tenu de l’absence totale de concurrence, mais que… tu sais quoi ? On va justement en faire des caisses parce qu’après tout, au beau milieu de cette terre aride, il peut y avoir un refuge et il peut même être beau, alors on va peindre la palissade en vert et rose et mettre un carrelage multicolore. Je crois que rien ne m’émeut plus que ça, ces efforts à rendre doux quelque chose qui n’est pas censé l’être.
Ne vous y trompez pas. Il n’y a pas que ça qui m’a émue. Parce que nous avons fini par arriver à Abu Simbel et c’était bien au delà de ce que j’avais espéré. Ce site, sauvé des eaux comme celui de Philae, par la même femme archéologue, Christiane Desroches Noblecourt - apparemment une sacrée meuf - te terrasse par sa beauté au premier coup d’oeil. Des colosses assis, tous représentant Ramsès II, creusés dans la roche, surplombent le lac Nasser, qui s’étend paresseusement tout autour. Un peu plus loin, ce sont des statues de Nefertari, l’épouse chérie du pharaon, ainsi que de ses enfants, qui nous regardent depuis des milliers d’années. On oublie instantanément qu’il y a cinquante ans, Abu Simbel trônait 60 mètres en contrebas et que ce que l’on voit est à la fois le même et pas tout à fait.
Qu’il faut être fou et avoir foi en l’humanité et ses trésors, pour entreprendre pareil barnum !
J’imagine à l’époque, combien on a pu croire folle mme Noblecourt - l’archéologue badass -, d’imaginer découper les colosses et acheminer ensuite hors de l’eau, des dizaines de milliers de morceaux de pierre numérotés, pour reconstituer à l’identique les deux temples. Comme une mauvaise blague d’Ikéa, sauf que là y’avait pas intérêt à perdre la notice.
Peut-être que certains se sont élevés contre les dépenses sans doute pharaoniques (tu l’as ?) que cela engendra. Et peut-être avaient-ils raison. Mais à en juger la fierté de notre jeune guide et l’effervescence autour du site, Noblécourt a sans doute eu raison. Et puis finalement, à Abu Simbel, il n’est question de que d’amour. Celui, démesuré, que portait Ramsès II à Nefertari, un amour qui n’avait d’égal que celui qu’il se portait à lui même. Or de quoi avons-nous le plus besoin aujourd’hui, je vous le demande…
Voilà, à part ça nous avons retrouvé dans notre hôtel sans âme d’Assouan, deux de nos compagnons du bateau, ceux là même dont l’histoire d’amour est une des plus jolies qu’il m’ait été donné d’entendre. Sans entrer dans les détails, ils se connaissent depuis cinquante ans, lui étant le meilleur ami du mari d’elle. Ils ont vu leurs enfants respectifs naitre, ils sont partis tous les quatre en vacances. Et puis soudainement pour l’une, plus lentement pour l’autre, leurs conjoints se sont éteints. Alors après la peine, après les larmes, ils se sont consolés ensemble. Ils ne s’étaient jamais regardés comme ça, ils semblent tous deux encore pleins de celui et de celle qui sont partis, mais ils ont fait ce choix de ne pas tourner le dos à l’amour. Même si celui-ci ressemble à de l’amitié qui n’a pas eu le choix que de se transformer.
Un peu comme Christiane Desroches Noblécourt, en somme, qui ne pouvait pas tourner le dos à l’amour de Ramses et Nefertari.
Bref, aujourd’hui c’était un jour plein d’amour et on l’a célébré en fin de journée tous les quatre, à grand renforts de mojitos, en regardant une dernière fois ensemble le Nil, alors qu’un vent sableux et chaud nimbait la ville d’une brume opaque. Et comme il va en falloir beaucoup, de l’amour, pour nous sauver de l’horreur qui se joue sous nos yeux sans qu’on y puisse rien, je me dis que c’était vraiment bon à prendre.
Demain aux aurores (paye tes vacances où tu te réveilles à cinq heures tous les matins), nous décollons pour la dernière étape de ce périple, Le Caire, ses pyramides, ses souks et ses vieux cafés. Hâte.
Salam.
Je suis chaque jour émerveillée de ce talent que tu as de nous partager ce que tu sais voir. Je suis émue ce matin
Mais quelle plume! Quel délice de lire tes mots! « Ce talent que tu as de nous partager ce que tu sais voir » Merci à Delphine d’avoir si justement su dire ce que nous sommes apparemment si nombreuses à ressentir en te lisant! Je suis tout autant émue ce matin et j’en perds mes mots. Mais c’est un nectar de te re-trouver ces jours, tôt le matin, minutes volées juste pour moi à la maisonnée encore endormie, où tu me suspends au temps. Merci pour ce que tu nous offres Caroline, c’est infiniment précieux 🙏