J’ai 11 ans et demi, je fais partie d’un groupe de scouts lyonnais devenu tristement célèbre depuis, dirigé par un prêtre violeur de petits garçons. Je crois que déjà, à ce moment là, je le sais, comme d’ailleurs les quelques parents qui accompagnent ce camp itinérant et qui ferment les yeux. Mais je mentirais en prétendant que c’est ce qui me rend si malheureuse cet été là. Non, la cause de mon tourment, c’est plutôt J.F, un garçon de deux ans de plus que moi, qui m’a choisie comme souffre douleur et qui moque mes kilos en trop dès qu’il me croise (souvent). Un soir, il fait tourner son béret dans l’assemblée pour récolter de l’argent destiné à me payer une cure d’amaigrissement. J’ai presque 12 ans et je suis mal, si mal dans ma peau. Mais nous arrivons à Venise et je suis cueillie par la place Saint Marc, écrasée de chaleur. Je suis terriblement triste mais sa beauté me bouleverse. Nous n’y restons qu’une journée, les ruelles grouillent de monde en ce mois d’août et je passe plus de temps à fuir mon bourreau qu’à profiter des lieux. Le lendemain, sur le bateau qui nous emmène en Grèce, un autre garçon, P. me propose de “sortir avec lui” et me donne rendez-vous sur le pont. Je l’aime bien mais je ne sais rien de ces choses là, j’ignore dans quel sens tourner ma langue dans sa bouche. Je lui réponds que je n’ai pas l’autorisation de ma mère. Autant dire que mon sort est désormais scellé, on va se foutre de ma gueule pour le reste du séjour. ça n’est pas cet été là que je vais pécho. Enfin si, mais pas un garçon. Au petit matin, j’ai attrapé une tique qui a eu l’excellente idée de se nicher sur mon téton gauche. Suffisamment humiliée par ailleurs, je l’enlève toute seule et je fais profil bas en priant d’avoir bien ôté la tête. Tout compte fait, je déteste Venise.
J’ai 19 ans, j’ai atterri après le bac dans une hypokhâgne un peu particulière, qui combine enseignements scientifiques et littéraires. Je viens d’un bac B (éco), je me noie dès le premier cours de maths et comprends que je n’ai rien à faire dans cette prépa. Je traverse l’année en touriste en espérant réussir un concours d’entrée à un sciences po de province, à défaut d’avoir une quelconque chance d’être un jour normalienne. Au mois de juin, toute notre classe part à Venise après avoir vendu des pains au chocolat pour financer l’escapade. Je ne me sens pas beaucoup plus à ma place que la première fois, mais au moins, J.F ne fait plus partie du paysage. Avec deux compères aussi largués que moi, nous formons un petit groupe de cancres qui pour masquer notre désarroi d’être aussi mauvais, se cache derrière une attitude un peu bravache et rebelle. Le premier soir, nous nous saoulons au rhum bon marché devant l’auberge de jeunesse de la Giudeccia. Le reste de mes souvenirs est assez flou, je cours après une petite vieille sur la place Saint Marc, qui semble avoir peur que je lui vole son sac. On rit énormément tous les trois, les autres un peu moins. Voire plus du tout quand rentrée dans le dortoir et hissée sur mon lit superposé par quelques bonnes âmes, je leur vomis dessus. Plus personne ne m’adressera la parole du séjour, ni les bons élèves sobres, ni mes deux compagnons d’ivresse, pour une raison que j’ignore encore aujourd’hui. Je visite la fondation Guggenheim dans un brouillard certain et j’entre dans des dizaines d’églises, en suivant les hypokhâgneux, cramponnés à leur guide vert. Je rêve d’amour, d’aventure, de destin romantique et j’ai un mal de crâne épouvantable qui ne me quitte pas jusqu’au retour.
J’ai terminé sciences-po Grenoble et avec trois amies, dont une qui est encore aujourd’hui l’une de mes plus proches, nous partons faire un road trip en Italie du nord, financé grâce aux vendanges que j’ai faites quelques semaines avant. J’ai énormément maigri après un régime draconien et j’ai mis à profit cette nouvelle confiance en moi en “fraternisant” avec au moins trois vendangeurs. Je ne le sais pas encore mais l’un d’entre eux m’a laissé un souvenir qui me vaudra quelques années plus tard un petit coup de laser et un suivi à vie du col de l’utérus. Je retrouve Venise sous le soleil et je passe deux nuits dans la même auberge de jeunesse que la fois précédente. Je rêve d’un Québécois - l’une de mes trois conquêtes - et je me dis que Venise sans amant, c’est beau mais c’est triste. Nous découvrons le ghetto juif, nous arpentons la ville et nous gavons de ces fameux petits sandwichs dont les vénitiens ont le secret. Je fais le voeu de revenir avec l’homme de ma vie, celui que je n’ai pas encore rencontré. Je ne sais toujours pas ce que je vais faire de mon existence, prochaine destination Paris, pour une prépa, encore une, celle censée me faire entrer à l’ENA, alors que je n’ai aucunement l’intention d’être énarque (et encore moins les capacités). Je regrette déjà mes trois années à Grenoble et je pressens que les mois à venir vont être difficiles (je ne me trompe pas, en avril je sombre dans la dépression et je retourne chez papa maman avant finalement de trouver un stage à Paris qui m’ouvrira les portes d’une école de journalisme). Où je croiserai un gars chevelu et un peu perdu, à qui j’indiquerai l’emplacement de sa salle de cours.
… Et qui me fait la surprise, en ce mois de juin radieux, de m’emmener à Venise. Pas d’auberge de jeunesse, une minuscule chambre d’hôtel qui nous semble être un palace, nichée à quelques encablures du pont des soupirs. Je redécouvre la place Saint Marc, j’ai la confirmation que Venise à deux, c’est beaucoup moins triste, et encore plus beau. Il prend ma main, me guide au beau milieu de la place et, fébrile, me tend une petite boite noire, qui renferme une mini bague. Je jurerais que des violons se mettent à jouer. Je dis oui, nous avons alors déjà deux enfants, nous sommes adultes, je ne prends plus de cuite au rhum frelaté et j’ai retrouvé mes rondeurs. J’ai un blog, sur lequel je raconterai cette demande en mariage, l’un de mes premiers posts. J’appelle mes parents, puis ma grand-mère, à qui j’annonce mon futur mariage. Elle a perdu son mari quelques années plus tôt, elle me dit de ne pas perdre de temps et de retourner dans ma chambre d’hôtel faire l’amour. On obéit toujours à sa mamie. Venise est devenu mon paradis, je suis journaliste et je crois alors avoir trouvé ma place.
Nous avons trois enfants, cette place n’était finalement pas vraiment la bonne. J’ai quitté mon travail salarié un an auparavant, alors que ma plus grande peur a toujours été d’être au chômage. Je me demande tous les jours quelle mouche m’a piquée, tout en savourant cette liberté. Bizarrement, je gagne plus d’argent qu’avant et j’offre à mes parents un voyage à Venise. J’ai envie de voir dans leurs yeux cet éblouissement que la ville provoque lorsqu’on la découvre pour la première fois. La place saint Marc est sous les eaux, on marche sur des planches pour tenter d’échapper aux Aqua Alta. Il fait froid, mais Venise s’offre aussi sous un ciel gris. Nous avons loué un appartement vers l’Arsenal, loin des touristes. Nous nous inventons un quotidien dans la cité lacustre. La semaine passe en un éclair. Quand nous la quittons, j’ai peur que ce soit la dernière fois.
Décembre. Les deux années qui viennent de s’écouler ont été éprouvantes. J’ai cette intuition que l’Italie sera douce et la chance d’avoir beaucoup travaillé et donc un peu d’argent de côté. J’ai encore changé de métier, je suis désormais scénariste à plein temps et je touche du bois mais je crois que c’est vraiment ma voie. On envisage Rome, Florence, Milan. Mais l’envie n’est pas vraiment là, je suis un peu éteinte, épuisée, moi qui suis toujours excitée à l’idée de m’échapper quelques jours, je ne parviens pas à trouver cette étincelle, si je m’écoutais je passerais mes vacances sous ma couette, loin de la fureur du monde. Et puis ça me traverse l’esprit. Pourquoi pas Venise ? J’ose à peine le suggérer au churros, qui n’aime pas spécialement retourner dans les mêmes endroits. Et puis finalement, je laisse échapper cette envie. Il sourit et dit oui. On arrive à l’aube, le bateau fend l’eau dans une brume épaisse, les contours des campaniles et des clochers se dessinent peu à peu. Le vent gifle nos visages. Petit à petit, la sérénissime se dévoile et mes craintes de ne plus éprouver le même ravissement s’évanouissent. Je l’aime encore plus fort cette fois-ci. Nous passons quatre jours à marcher, à entrer dans toutes les églises que nous croisons. Moi l’athée bouffeuse de curés (j’ai mes raisons, cf 1982), j’y allume des bougies, pour mes deux grands-mères. On rit en se rappelant qu’elles ne s’aimaient pas et qu’elles vont désormais s’engueuler en italien, si on les met trop près l’une de l’autre. On prend soin du coup de les éloigner un peu. Je bois des Spritz avec modération et je ne course aucune vieille sur la place Saint Marc. Quand nous repartons de nuit, la ville illuminée et enguirlandée disparait peu à peu derrière nous. Mais cette fois-ci, je n’ai pas peur que ce soit la dernière fois. J’ai déjà hâte de rencontrer celle que je serai quand j’y retournerai…
Je vous souhaite une bonne année, qu’elle soit celle où l’on se sente à sa place, même si la vie n’est finalement que mouvement…
Quel bonheur de te lire ce matin...dans ce récit il y a tout ce que j'aime : des anecdotes à la fois tristes nostalgiques et heureuses, des histoires qui font ce que tu es aujourd'hui ! Merci de partager et nous faire voyager dans les ruelles de la belle Venise
Belle année 2023, qu'elle soit douce, heureuse et pétillante !
Quand on lit ce texte on voit déjà un film se dérouler sous nos yeux…tu as vraiment la plume d’une scénariste, tu nous emportes avec toi dans le tourbillon de ta vie! C’est touchant et drôle à la fois, j’adore! Je te souhaite une belle année, je crois que tu as, sans aucun doute, trouvé ta place! 😘