Il y a eu le réveil à 5h, le petit déjeuner qu’on avale sans avoir très faim, puis le mini bus jusqu’à Abydos, ville à quelque 300km de Qena où nous étions à quai. Il y a eu le désert, très vite, dès qu’on s’éloigne du Nil nourricier. Le Sahara, déjà. Jonché de pierres et de dunes en forme de pyramides, inspiration, si j’ai bien compris, pour les bâtisseurs de Keops et Gisey. Il y a eu cette voiture de police qui nous a escortés, ce qui était moitié rassurant, moitié flippant, sans que j’arrive à vraiment trancher ce qui l’emportait.
Il y a eu l’extrême pauvreté des villes traversées, maisons en torchis parfois sans toit, trottoirs de déchets, plastique partout, qui s’amoncèle, tuktuk multicolores, vendeurs à la sauvette de goyaves, bananes ou pain chauffés sur des plaques fumantes. Des enfants, partout, qui s’en allaient à l’école, parfois trois ou quatre sur une mobylette, les travailleurs des champs de canne à sucre ou ouvriers de l’immense usine d’aluminium, seul gros employeur de la région, entassés derrière des camions pétaradants.
Il y a eu ma joie coupable de ces dernières 24h et le malaise derrière la vitre du mini bus. Que faisais-je là, alors que la vie semble si dure ici ? Est-ce que notre présence profite un peu à la population ou est-ce que je ne suis que la descendante de colons qui après avoir pillé l’Afrique la regarde avec condescendance et pitié ?
Bien sûr que je connais la réponse. Et les récits de notre guide, sur la façon dont des Français ont volé de nuit, au 19è siècle, la voute céleste du temple de Dendarah, arrachant les peintures millénaires, les cachant dans le désert pour les exposer aujourd’hui dans le hall de la Bibliothèque nationale, était en réalité un bon indice.
Aujourd’hui fut une journée à la fois intense dans les découvertes que nous avons faites mais forcément teintée de culpabilité - à pas cher vous me direz.
Est-ce qu’on peut compartimenter à ce point ? Est-ce qu’on peut arriver à se mettre d’accord avec soi même, se convaincre que mine de rien, sur ce bateau, travaillent 67 Egyptiens, que le tourisme est une des seules source de revenu du pays ? Mais ce tourisme n’est-il pas aussi une des plaies du pays ? Où commence l’indécence ? (ici sans doute).
Sinon, sans transition parce que c’est un peu l’idée de ce carnet de voyage, le groupe ne vit pas trop mal, nous avons perdu de vue Mr et Mme 49.3 et nous nous rapprochons discrètement mais sûrement de notre couple goal. On la joue fine, on voudrait éviter à tout prix d’être catalogués pots de colle. Je me faisais la réflexion que dans ces circonstances, ce qui fait que des affinités se créent, c’est immanquablement, toujours, en tous cas pour nous, ce moment où les rires se rejoignent. Il suffit d’un mot, d’un oeil qui frise, d’une connivence idiote au moment où le guide nous parle de la déesse Amora, pour qu’on se dise qu’on parle le même langage. Le reste n’a finalement aucune importance.
Et pour la petite minute culturelle, je dois vous avouer que je commence à être assez persuadée que les Egyptiens de l’ancien temps avaient un penchant pour la drogue. A chaque fois, les explications d’Ali, notre guide, commencent de façon assez rationnelle - “ce temple a été érigé par Ramses II en l’honneur de son père…” pour se finir par des phrases telles que : “vous voyez là, le soleil qui tombe dans la bouche de la déesse, et renait le lendemain sous l’apparence du scarabée”. Sans parler d’Isis qui se trimballe invariablement avec une chaise sur la tête, de Ramses avec sa tête de canard ou encore d’Osiris dont les membres ont été disséminés un peu partout, donnant lieu à chaque fois qu’Isis en retrouvait un à un nouveau temple. Sauf qu’apparemment il en manquait un relativement important. Vous me voyez venir ? (Isis, elle, ne voyait rien venir la pauvre). Jusqu’à ce qu’elle se penche sur le Membre en prenant sa forme d’oiseau, ce qui apparemment a eu pour effet de le faire repousser et de la coller enceinte. (je vous dis, c’était de la bonne à mon avis). Bref, nous les Chrétiens on a eu la vierge Marie, les Egyptiens avaient Isis et très franchement je me demande si on a pas juste fait un mauvais remake avec Jésus, l’ange Gabriel et compagnie.
Vous l’aurez compris, je ne saisis pas toutes les explications et je crois avoir mes limites au bout d’un moment - je décroche, voilà c’est dit - mais ce que je retiens c’est que plusieurs milliers d’années avant Jésus-Christ, les Egyptiens connaissaient toutes les constellations, avaient une connaissance abyssale des cycles de la lune et de la terre et bâtissaient des temples tellement monumentaux qu’ils donnent envie de pleurer quand vous y pénétrez. Est-ce que cela justifie qu’on y vienne en pèlerinage, je ne sais pas.
Voilà, à part ça le churros se pose un peu moins de questions que moi, il mange consciencieusement tout ce qui est inclus dans notre forfait, dort comme un bienheureux au retour des visites et profite de chaque instant. De ce côté là, c’est clairement rentabilisé. Il m’a même trainée au cocktail du capitaine dont il a écouté religieusement le long discours de présentation du bateau. Je n’exclus pas la possibilité qu’il décide de vivre ici pour toujours. Quant à moi en dépit de tous mes petits cas de conscience de privilégiée, je tente de mémoriser pour toujours chaque seconde passée sur le pont à regarder ces rives du Nil, à photographier mentalement le moindre palmier, les roseaux, les oiseaux migrateurs et les couleurs qui changent minute après minute.
Je vous avais prévenus que je risquais d’éprouver des émotions contradictoires…
PS: merci encore pour vous mots, j’aime l’idée que ça vous plaise, je ne vous ferai pas l’affront de prétendre que je vous emmène avec nous mais le fait de partager avec vous mon ressenti donne du sens à ce qui parfois en manque.
Merci beaucoup pour tes récits où s’entremêlent étroitement ton admiration, ta culpabilité et ton regard émerveillé et ironique (Isis sous ecstasy, fallait y penser :-D) sur tout ce que tu vois et ressens. Tu résumes parfaitement ce qu’on éprouve quand on va dans un pays si différent du nôtre dans tous ses aspects et où la pauvreté nous saute aux yeux. Les voyages ne forment pas que la jeunesse mais tous ceux qui veulent bien se remettre un peu en question (apparemment pas M. et Mme 49.3). Chaque esprit qui s’ouvre un peu plus est un bienfait en soi et une chance qu’il en contamine un autre… C’est ce que tu fais je crois avec ta plume pour nous raconter tout ça et nous emporter avec toi. On est carrément verni.e.s !
Contente que vous ayez choisi de partir, juste pour le bonheur de lire à nouveau du Caroline Franc de bon matin ! Merci 🤩