25. C’est, à la volée - à ce prix là on arrondit - le nombre de kilos pris en dix ans. Ce qui ramené par année est déjà moins impressionnant. 2,5 petits kilos, à peine 200 grammes par mois. Indolore. Invisibles à l’oeil nu. Tout au moins les premières années. Pas le fruit nécessairement de gros craquages - même s’il y en a eu, forcément. Juste la conséquence d’un changement de vie désiré et jamais regretté, mais qui a engendré une sédentarité un peu catastrophique, sans pour autant réduire mes apports quotidiens. La découverte d’un chocolat belge aux éclats de caramel beurre salé, aussi. La ménopause, également, qui non contente de te doter d’un chauffage gratuit (est-ce qu’il ne serait pas temps de breveter cette énergie non fossile une bonne fois pour toutes ?) réussit l’exploit de te faire brûler un dixième de ce que tu ingurgites. Le reste étant directement acheminé sur ton ventre parce que bien sûr, ça aurait été bien trop clément de le mettre uniquement dans ton cul.
200 grammes par mois, une balance au placard soit disant parce que tu ne veux pas que ça devienne une obsession, en vrai parce que le déni est douillet comme une couette en hiver.
Alors bien sûr, petit à petit, j’ai relégué tous les vêtements qui serraient trop. Bien sûr, j’ai racheté des jeans à ma vraie taille. Bien sûr, il y a eu quelques visites obligées chez le médecin, où malgré mes protestations, on m’a pesée. Je me souviens de cette conne, pensant me faire réagir et m’alertant: “vous êtes sur la mauvaise autoroute madame Franc”. Elle ne pouvait pas savoir que les autoroutes ont toujours été ma phobie au volant. Parce que justement, on ne peut pas en sortir. Deux tablettes de chocolat belge au retour. Efficace.
Je veux dire, je n’étais pas aveugle. Je les ai sentis les regards, parfois. Je l’ai entendu. Le soupir de cette femme dans le métro quand on vient s’asseoir à ses côtés. L’air étonné de celui qu’on a pas vu depuis dix ans et qui a eu du mal à te remettre (lui ne fait pas le calcul des 200 petits grammes par mois, il vient de se prendre un buffet de 25 kilos dans la tronche et il l’a bien vu).
J’en ai tenu des discours d’acceptation. Ils étaient pensés. Il se trouve que parallèlement à cette prise de poids, j’ai réalisé beaucoup, beaucoup de mes rêves. J’ai arrêté de fumer. J’ai accompagné tant bien que mal mes enfants vers cette vie adulte effrayante, pansé des blessures, écrit des kilomètres de scénario, consolidé des amitiés anciennes ou plus récentes. Ma vie ne s’est pas résumée à ces 200 grammes par mois. Mais ils étaient là, de plus en plus bruyants, de plus en plus menaçants.
Je ne sais pas ce qui a déclenché une réaction. Peut-être devoir me mettre à quatre pattes pour me relever d’une chaise longue un peu trop basse cet été. Ou de ne même plus arriver à faire le tour du parc à côté parce que tous les jours, c’était une nouvelle douleur qui se réveillait. Ou ces symptômes qui m’évoquaient le tant redouté diabète prédit par la conne et son autoroute. Un peu de tout ça, sans doute.
Mais cet été, donc, j’ai eu un déclic. Un énième. Soit j’agissais, soit j’allais peut-être vraiment en crever. Et pas dans dix ans, non.
Alors je suis remontée dans le manège. Je ne vais pas vous dire exactement ce que je fais, parce que je ne veux plus vanter les mérites d’une méthode ou d’une autre. Je suis suivie par la plus bienveillante des diététiciennes et pour l’instant ça marche. C’est lent, c’est fastidieux parfois. C’est une sorte de combinaison de tout un tas de leçons apprises depuis 30 ans que je fais des régimes ou autres synonymes pudiques mais qui reviennent au même.
Je ne me fais aucune illusion, je ne crois plus aux miracles, je sais que ça sera toujours un sujet. Mais comme je n’ai aucune envie de manger dans un dé à coudre dans quelques années parce que la seule issue aura été de me faire couper l’estomac en deux, j’accepte, pour l’instant, de me plier à des règles que je pensais enterrées pour toujours. Peut-être que la seule différence par rapports aux autres rounds de ce long parcours de lutte contre l’obésité, c’est qu’il n’y a aucune velléité de devenir bonne. Je veux juste retarder l’inéluctable.
Pourquoi j’en parle ? Parce qu’on ne sait jamais, peut-être que je ne suis pas la seule à reprendre ma pierre pour la faire rouler jusqu’en haut de la montagne, en espérant cette fois-ci qu’elle va y rester (oui bah évidemment que je me fais des illusions, c’est déjà chiant de peser ses pâtes, si on ne peut plus rêver ni mentir, à quoi bon hein).
Je ne suis l’apôtre de rien, je ne prône rien. Je ne sollicite aucun conseil, aucune félicitations. Qu’y a-t-il d’admirable finalement à vouloir survivre ? Juste, peut-être, user un peu de cette voix que j’ai la chance d’avoir, pour vous dire que rien n’est simple et que derrière cette femme dont les fesses vont déborder sur votre siège dans le métro, se cache quelqu’un qui livre une bataille depuis des années. Qui a gagné et qui a perdu. Et qui certes va vous gâcher votre trajet, mais vous, ça ne sera qu’un trajet. Elle, c’est le voyage d’une vie.
Bon je ne commente pas sur la prise de poids (problème inverse ici à cause des traitements pour un cancer du sein). Juste je te lis depuis trèèès longtemps, je ne compte plus mais certainement plus de 10 ans et je ne t’ai jamais écrit un petit mot pour te dire merci, pour ta plume et pour ton coeur, pour ton talent, ta sincérité et ton humanité. Non, non, je n’en fais pas trop! Voilà maintenant c’est fait. Et bon courage pour emprunter ce chemin que j’imagine bien difficile du régime. En ce moment j’ai un régime strict sans sel (et sucré limité) à cause de la prise de corticoïdes à haute dose et sur le long terme. C’est vraiment dur de ne plus avoir la bouffe comme plaisir, mais ça oblige à le chercher ailleurs et c’est pas inintéressant.
Bonjour Caroline, C'est dingue cette capacité que tu as à saisir exactement ce qui concerne des milliers de femmes et comme cela fait du bien de te lire. Alors oui "[notre] vie ne s’est pas résumée à ces 200 grammes par mois" mais il sont là, toujours là, et le regard des autres... Comme Christèle qui commente aussi, je me regarde dans le miroir et je vois une autre femme, pas celle que je crois être. Parfois c'est très dur, parfois c'est bien, je l'accepte. Et quel courage d'avoir (de nouveau) poussé la porte d'une nutritionniste. Je n'y arrive plus. Merci pour cet article magnifique et important.